Montaigne au Visorion
J’aime le livre, l’objet livre, et je suis un lecteur difficile. Entendez par là que je lis peu et que mon plaisir de lecteur est gravement subordonné au sujet du texte et à la qualité de l’écriture; j’imagine qu’il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. Mais cette attitude a pour conséquence que ma culture littéraire est quasi-nulle parce que je fonctionne en pensant par défaut que tout est mauvais. J’ai une amie qui trouve ça triste, elle a sûrement raison. Du coup, toute chose qu’une circonstance quelconque m’a poussé à lire et qui s’est avérée bonne me rend enthousiaste. Je n’ai jamais lu les Essais de Montaigne et je ne sais pas si je les lirai un jour; la qualité des classiques français m’échappe par l’inertie d’un préjugé malheureusement trop bien ancré, j’ai peine à faire le premier pas pour les lire.
Pourtant, j’ai maintenant un exemplaire tout à fait unique de ce livre et je veux au moins vous parler de l’objet. Pour replacer l’arrivée sur mes étagères de ce livre un peu particulier dans son contexte, je dois raconter la petite histoire de ma rencontre (pour l’instant virtuelle) avec Pascal Marty, fondateur des Éditions du Visorion, à la démarche singulière. Pascal m’a contacté un jour parce qu’il avait lu une de mes interventions sur le forum du Typographe, au sujet du manque de didones appropriées pour un usage en texte courant. Il venait me demander si je connaissais des caractères existants qui répondaient à ces critères. À ce moment-là, le Bréviaire était encore un caractère que je dessinais pour mon plaisir et sans ambition particulière. Mais face à l’opportunité de lui trouver un usage concret, j’ai proposé à Pascal de le reprendre plus sérieusement pour le développer et en faire une fonte utilisable pour son projet. Le projet en question est une édition en fac-similé (intégralement recomposée) du Traité de Typographie d’Henri Fournier, des années 1820–30. C’est cet incident qui m’a fait tirer le Bréviaire en direction des types Didots classiques, tout en conservant les proportions globales définies en premier lieu (gros œil & délié peu contrasté pour une didone).
Le Traité est en cours d’élaboration dans les ateliers du Visorion, mais pour me remercier de lui avoir fourni un caractère adequat pour ce prochain livre, Pascal a tenu à m’offrir un exemplaire du premier ouvrage composé, imprimé et relié par ses soins, Les Essais de Montaigne. Autant vous dire que la valeur de l’échange me paraît bien déséquilibrée et c’est moi qui suit maintenant reconnaissant de disposer d’un tel opus dont la facture dissimule mal les très nombreuses heures de travail qui ont dû être nécessaires à sa réalisation.
Ma première réaction à la démarche de Pascal – qui consiste à reproduire à l’identique un livre ancien, littéralement à la virgule près – était mitigée. C’est une idée que je trouvais poétique mais que je trouvais également trop chronophage pour un retour sur investissement sans doute trop maigre. Je suis pourtant bien du genre à me lancer dans ce genre d’entreprise, mais je n’ai jamais la patience de la mener à terme et je passe mon temps à trouver des raisons de ne pas poursuivre, ma paresse est un garde-fou. Puis j’ai réalisé que d’une part j’étais occupé à juger – comme dit l’autre – et que d’autre part dans ce cas précis, l’idée ne restait pas à l’état de projet mais finissait bien par prendre une forme concrète. Et cette forme, lorsqu’on l’a dans les mains, impose le respect.
Avec nos exigences contemporaines en matière d’impression et de composition, il est aisé de trouver toutes sortes de détails imparfaits dans cette édition, mais ce sont ces mêmes détails qui m’ont convaincu du charme de l’initiative. La qualité des matériaux (papier, cuir du dos, etc.) est excellente et la réalisation est solide, on ne craint pas de le manipuler ou de s’aventurer à le lire, il est fait pour ça. C’est la composition qui m’a plongé dans de nombreux débats intérieurs. Le rendu du texte serait perçu comme abominable par quelque dessinateur de caractères en quête de son rendu offset parfait, et c’était là ma première réaction. Pourtant, l’irrégularité des formes – due autant à la surface du papier qu’à l’impression jet d’encre – restitue d’une façon étonnante le trouble des impressions typographiques des premiers siècles du livre.
Le caractère a imposé de faire quelques réglages de composition pour tomber juste sur le modèle, à savoir qu’il a fallu en réduire les approches pour faire correspondre les œils du caractère contemporain avec le modèle d’origine. Ce réglage mène à quelques incohérences par rapport aux réalités imposées par la matérialité de la composition au plomb, mais c’est l’absence d’un caractère parfaitement adapté et la nécessité d’une prise de décision qui a mené à cette altération. Replacé dans le contexte d’une première édition, c’est un détail que je néglige volontiers tant il est affaire de puriste, et parce que la qualité du travail sur l’ensemble de l’ouvrage n’en est pas moins remarquable.
Et puis, c’est une invitation à ce que j’adapte le Bréviaire au plus près du caractère dans l’édition originale qui sert de base au Traité de Typographie, pour que ce genre d’astuce ne soit pas nécessaire.