Corbeille
Je me trouvais dans un train à destination de la campagne alsacienne avec l’intention accessoire de rendre un livre. Comme le trajet était connu, je me suis replongé dans le livre en question: le fac-similé d’un ouvrage achevé d‘imprimer en 1529, Champfleury.
Il m’avait été prêté par l’ami de lettres à qui je rendais visite, lequel avait dû estimer que ma typomanie m’inclinerait à en apprécier le contenu, ce que l’intitulé exact du livre – Art et science de la vraie proportion des lettres – suggérait également. Même pour un modeste initié de l’imprimé ancien, la graphie et la fantaisie orthographique de cette écriture imposent de consacrer de 5 à 10 minutes par page pour être à peu près sûr d’en avoir extrait la substantifique moelle. Avant de traiter de la partie qui confère sa valeur à cet ouvrage, à savoir le propos typographique, l’auteur – GEOFROY TORY – s’étale sur les raisons qui font de la langue française l’expression parfaite de l’excellence naturellement française…
Cette merveille de démonstration peut se lire avec une ironie amusante puisque le français de l’auteur, qu’il considère comme le plus noble et abouti de son temps – par opposition à celui des escumeurs de latin, plaisanteurs et jargonneurs –, est une merveille d’anarchie orthographique et typographique (pour l’œil contemporain).
À sa décharge, notons que l’Académie Française, à laquelle Richelieu a confié la tâche de régler ce problème récurrent jusqu’alors, n’a été créée qu’un siècle plus tard. Il n’est pas rare de voir écrit de quinze à dix-sept que les français ne sont autres que les descendants légitimes des romains, et qu’à ce titre, le français n’est que le successeur naturel du beau latin des poètes, historiens & dramaturges antiques.
Si fiers nous sommes, de nos Républiques, de nos Sénats; un autre homme de petite taille avait même ramené le titre de Tribun dans ses ordres, un peu avant d’inventer la Légion d’Honneur… Mais ce qui est devenu banal grâce au martèlement presque subtil d’une éducation francque, prend une forme encore plus géniale avec l’auteur de ce livre. Lui, évoquant l’appui d’autheurs dignes de foy, en vient à nous expliquer que les Romains, et les Grecs de même, étaient bien gentils mais que si nous sommes Saint-Émilion, ils s’assemblaient en une piquette de qualité supérieure, ce que leurs propres mythologies ont la gentillesse de corroborer. La belle analogie qui permet de célébrer notre nation comme crème de la crème de l’humanité est illustrée par le mythe d’Hercules.
En vous épargnant le détail de ce qui fait d’Hercules un être profondément sage, raisonné et donc français, relevons simplement que la preuve de notre grandeur repose sur le fait de souligner qu’Hercules est, chez les auteurs Latins & Grecs, Hercules Gallicus, et non Hercules Latinus ni Hercules Græcus; CQFD donc.
Personnellement, et j’assume d’être terriblement seul dans ce cas, je trouve ce genre de détails amusants. Ils représentent les discrètes racines d’une mentalité qui parfois m’exaspère mais le plus souvent me fait rire, puisqu’elle est notre façon infantile d’être fiers d’au moins une chose, notre appartenance à ce grand peuple, édificateur grandiloquent d’une humanité meilleure…
À ceux que les cours d’Histoire n’ont pas rendu purulents d’allergies, je propose de jeter un œil superficiel à cinq siècles d’évolutions linguistiques et typographiques grâce à un extrait choisi de l’ouvrage mentionné dans le précédent propos, sans but assumé.
septembre 11th, 2010 at %H:%M
¶ Je n’ai pas sous la main mon exemplaire de ce fac-similé du Champfleury (que l’on trouvait dans les solderies Mona Lisait, il y a une dizaine d’années). Mais j’imagine que Tory, à la suite de ce passage, glose la figure reproduite à la fin du billet: on y voit clairement des chaînes qui partent de la bouche de l’Hercule gaulois, auxquelles sont attachés par le col tous ceux qui forment sa suite. Ce sont, allégoriquement, les chaînes de l’éloquence. Ce qui est sympathique, c’est que cet personnification de la nation française règne par le pouvoir des mots, et non par la force brute. C’est l’excellence de la langue française qui fait de lui ce souverain par la parole.
¶ Les variations orthographiques, l’usage non systématique des tildes, ainsi que d’autres ligatures ou abréviations, ne relèvent pas d’une fantaisie anarchique. C’est une souplesse qui permet de justifier le texte tout en conservant un gris typographique le plus uniforme possible. En 1931, dans son Essay on Typography, Eric Gill préconisait un retour (raisonnable) à ces pratiques, qui, selon lui, gênent moins la lecture que la fragmentation du texte entraînée par la dilatation de l’espace inter-mots.
¶ Merci pour Fengardo!
septembre 11th, 2010 at %H:%M
Erratum: lire cette personnification {§ 1, l.8}
septembre 12th, 2010 at %H:%M
De rien pour fengardo et merci pour ces ajouts qui enrichissent mon propos volontairement imprécis – à l’image de mon cynisme inconstant. Oui cette inconstance de composition avait une fonction et un sens, ça n’empêche que l’apparence n’est pas d’un ordre indiscutable, ce qui ne me déplaît pas. ¶ Tory évoque bien la personnification attribuant à Hercules Gallicus la force de l’éloquence (en plus de la force physique du mythe), ce qui ne renforce que plus l’arrogance française à mes yeux, dans ce cas étrangers. Et sans rapport; ce commentaire me donne envie de le relire ce Essay on Typography de Gill. Un second merci, lecteur qui suit. : )
septembre 13th, 2010 at %H:%M
¶ Mais si, un grand merci pour Fengardo!
¶ Ne soyez pas trop dur avec Tory: son “arrogance” est sans doute en partie un effet de perspective. S’il met en avant la figure d’Hercule gaulois & l’excellence de la langue française, c’est surtout afin de s’opposer à la suprématie du latin: il aura fallu cette confiance un peu orgueilleuse (et en tout cas militante) dans les langues vernaculaires, au XVIe siècle, pour que la culture européenne parvienne à s’arracher à une langue morte, mais parvenue à son point de perfection. C’est le même esprit qui anime du Bellay dans sa Deffense, & illustration de la langue françoyse (vingt ans après Champfleury).
septembre 13th, 2010 at %H:%M
Je peux sembler dur envers Tory mais pour autant je ne le trouve coupable de rien. Mon opinion lui a fait porter, par facilité, un chapeau qui revient, selon moi, à une éducation séculaire qui s’appuie sur l’inertie de cette formation identitaire française (réussie ?) au sein de l’Europe.
Quoiqu’il en soit, cet échange est bienvenu et intéressant; je n’ajouterai pas de merci, mais l’intention y est.
septembre 13th, 2010 at %H:%M
Les S ressemblent à ce que j’ai déjà pu voir en décryptant des textes manuscrits du siècle dernier (ou encore avant, même)… — pour info je n’ai pas fait ces transcriptions par plaisir– mais cela m’a amusé d’y trouver une certaine similitude avec l’écriture de cher Geofroy!
Et je te remercie également pour Fengardo, je m’en suis éprise :)